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         alors  que  me  vient  une  de  ces  idées  Le franc-bord de Vagabond est impor-  change strictement rien. Si un requin décide
         saugrenues  et  irréfléchies  qui,  tant  de  fois  tant. Sans aide, il est impossible de remonter   de m’attaquer, il saura me trouver même si je
         durant  mon  existence,  ont  été  à  l’origine  à  bord. Avec  toute  l’énergie  possible,  je  ne  suis pratiquement collé sur le bateau. Malgré
         d’aventures  ou  de  situations  que  je  ne  pourrai jamais mettre la main sur le point le  tout, cette sensation d’être contre Vagabond,
         souhaitais  pas  toujours  vivre  mais  qu’il  me  plus bas du pont. Les pêcheurs siciliens ont  de le sentir, de le toucher et même de taper
         fallait bien accepter.              disparu à l’horizon et je suis vraiment seul.   dessus est réconfortante. C’est un peu comme
            Comme  je  compte  arriver  en  fin  de  Je panique un peu. Je me dis que c’est telle-  l’enfant apeuré qui vient se réfugier auprès de
         journée  et  que  je  suis  en  avance  sur  mon  ment  irréfléchi,  après  avoir  échappé  à  la   sa mère, se sent réconforté à son contact et
         horaire, je décide de mettre en panne le temps  mort  dans  l’Atlantique  dans  des  circonstan-  cesse de pleurer. Malheureusement, je ne suis
         d’une  baignade.  J’en  profiterai  aussi  pour  ces  autrement  dramatiques,  de  me  trouver  pas sur le pont du Vagabond et le contact de
         vérifier l’état du moteur qui tourne depuis une  aujourd’hui, avec un temps splendide, sur une  la coque est plutôt visqueux et froid. J’ai peur.
         douzaine  d’heures.  J’ai  fort                                                    Je  fais  néanmoins  quelques
         envie  de  prendre  un  bain  en                                                 tentatives pour remonter à bord.
         pleine  mer.  C’est  une  chose                                                  Je  gonfle  mes  poumons  au
         que  je  fais  rarement.  Je  me                                                 maximum de leur capacité et je
         souviens  toujours  d’Alain                                                      bats  l’eau  furieusement  avec
         Gerbault  racontant  comment,                                                    mes jambes et mes pieds pour
         ayant décidé de faire trempette                                                  sortir  mon  corps  de  l’eau.  En
         dans  l’Atlantique,  il  faillit                                                 même temps, j’étends les bras
         ne jamais  remonter  à  bord.                                                    et  les  mains  le  plus  possible
         Firecrest, poussé par une risée                                                  vers  le  haut  dans  l’espoir
         inattendue,  avait  commencé  à                                                  d’atteindre le liston. En vain. Je
         s’éloigner de son capitaine.                                                     me fatigue vite à cet exercice.
            Bref,  je  décide  aujour-                                                    Je  fais  la  planche  pour  me
         d’hui  de  faire  trempette                                                      reposer. Je ferme les yeux. Sans
         comme  Alain  Gerbault,  mais                                                    m’en rendre compte, je m’écar-
         je  vais  être  plus  prévoyant  et                                              te de mon voilier. Je rêve.
         laisser  filer  un  cordage  dans                                                     Un remous inattendu me
         l’eau,  outre  la  présence  de                                                  surprend; l’eau s’agite. Ce n’est
         l’échelle de coupée. J’arrête le                                                 pas  normal  et  j’ai  peur.
         moteur; le calme total, pas un                                                   Instinctivement, je me retourne
         bruit, même pas un grincement                                                    sur  le  ventre  pour  nager  et
         à  bord.  Tout  est  immobile.                                                   me  rapprocher  pour  toucher
         C’est vraiment le tableau clas-                                                  mon  Vagabond,  mon  asile.
         sique. Le ciel bleu sans nuages,                                                 J’aperçois alors sous la surface
         la  mer  bleue  lisse  comme  un                                                 deux  longs  fuseaux  gris  qui
         miroir  et  entre  les  deux,                                                    tournoient.  Deux  énormes
         Vagabond et son capitaine qui,                                                   requins  sont  là,  juste  en
         remontant  du  compartiment                                                      dessous.  Je  suis  sans  vie.  Je
         moteur,  en  sueur,  n’a  qu’une                                                 m’efforce  de  ne  plus  faire  le
         idée en tête: plonger dans cette                                                 moindre  mouvement  et  je  me
         eau attirante et rafraîchissante.                                                dis qu’ainsi, pratiquement collé
         Et  c’est  ce  que  je  fais  sans                                               à  la  coque,  ils  ne  me  verront
         réfléchir. Le contact de l’eau fraîche est déli-  mer merveilleuse et dans une situation tragi-  pas. J’oublie que mes jambes pendent lamen-
         cieux et je m’ébats en toute quiétude…   que!                          tablement à la verticale, comme deux appâts
            Je m’aperçois alors avec terreur que j’ai  Mon  seul  espoir  est  que  le  vent  ne  se  spécialement  préparés  pour  les  squales.  Je
         manqué à mes règles de sécurité et que je vais  lève  pas  et  qu’un  navire  ou  un  bateau  de  suis  terrorisé.  J’attends  le  moment  fatal  qui
         maintenant devoir payer cette erreur. Tout à la  pêche se manifeste avant la nuit. Ma position  mettra fin à mes aventures, mais rien ne vient.
         joie de me rafraîchir en quittant l’atmosphère  est  vraiment  précaire  et  je  me  lamente  Je n’ai aucune notion du temps écoulé.
         surchauffée  du  compartiment  moteur,  j’ai  intérieurement. Je revis les moments qui ont  À  peine  quelques  minutes  sans  doute,  ou
         plongé et oublié de mettre à l’eau l’échelle de  précédé mon plongeon et, bien inutilement, je  seulement une poignée de secondes, mais tout
         coupée. Beaucoup plus grave encore, dans ma  les reformule tel qu’ils auraient dû être. J’en  ça parait durer des heures. Je suis fatigué et
         précipitation j’ai également oublié de mettre  arrive même à voir l’échelle de coupée pen-  maintenant  résigné  à  accepter  mon  sort.  II
         en  place  mon  cordage  de  sécurité.  Je  n’ai  due le long de la coque. Quelle stupidité!  m’est vraiment impossible de faire quoi que
         aucun moyen de remonter à bord. C’est cata-  Je ne sais quel instinct de protection me  ce soit. Malgré mon angoisse persistante, je
         strophique!                         pousse à rester tout près de la coque car ça ne  jette un coup d’œil en dessous. Ils sont tou-

                                                                                                      o
                                                                                 L'ESCALE NAUTIQUE n 57       79
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